[INTERVIEW] Ariane Chemin : « Au cours de la pandémie, la raison a laissé la place aux croyances »

Ariane Chemin, grand reporter au Monde, a publié en juin 2021, en compagnie de Marie-France Etchegoin, le livre Raoult. Une folie française*. Elle partage les coulisses de l’enquête sur ce personnage controversé.

(Photo : Lucas Turci/EPJT)

Est-ce la personnalité clivante de Didier Raoult qui vous a donné envie d’écrire ce livre.

C’est assez rare de voir surgir sur la scène politique quelqu’un aussi rapidement, avec une telle notoriété et qui divise autant. Nous avons tous assisté à des engueulades autour d’une table sur cette question. Ça me rappelle le référendum sur l’Europe de 2005 où des familles se déchiraient sur le sujet. De manière très anecdotique et très personnelle, j’ai attrapé la Covid en novembre 2020 pendant un reportage en Corse. J’ai appelé le meilleur généraliste de la ville qui ne s’est pas déplacé mais qui m’a prescrit le protocole Raoult. Et ça m’a interrogé car des études montraient déjà que la chloroquine ne marchait pas. Et, surtout, avant de juger quelqu’un de manière péremptoire, le meilleur moyen c’est de faire une enquête.

Est-ce qu’il y a une certaine autocritique chez lui ? 

Il n’y en a aucune. C’est sa psychologie, son caractère. Quand il nous a reçu, il était très aimable mais il s’est braqué au moment où on lui a demandé s’il ne regrettait rien car cela aurait du être son moment, en étant l’un des plus grands microbiologistes. Il s’est fâché en disant qu’il avait marqué cette pandémie comme personne et il s’est fermé avant de redevenir plus sympathique. 

La moitié du livre est consacrée à son parcours avant l’arrivée de la Covid-19 et notamment à son enfance. Pourquoi vous y êtes vous intéressé ? 

Il a une vie romanesque. Il se construit contre son père médecin, lui dit qu’il ne fera jamais médecine. Il grandit à Dakar puis Marseille prend une grande importance pour lui. Parler de sa vie, c’est aussi une manière de montrer que cet homme qui se dit antisystème en fait d’une certaine manière partie.

Raoult. Une folie française. Pourquoi ce titre ? 

Cela aurait pu être « une passion française ». D’abord, ça raconte un moment très particulier, dont tous les Français se souviendront, marqué par le confinement, la maladie, la peur. Ensuite ça a été un moment politique, presque un moment « trumpien » dans l’histoire française. L’idée qu’au cours de la pandémie, la raison a laissé la place aux croyances. C’était intéressant de le raconter. Il y a toujours eu dans l’histoire de la médecine des personnalités qui n’étaient pas dans les clous et qui ont découvert des choses. Il ne faut pas mépriser, a priori, quelqu’un qui n’est pas d’accord avec tout le monde, surtout avec son passé. Il a reçu le prix de l’Inserm qui est la 2e distinction après le prix Nobel. Une folie, c’est parce que la France s’est emballée pour Didier Raoult, y compris le président de la République. C’est le seul pays où on a connu l’émergence d’une personne comme cela. La chloroquine a été évoquée par Donald Trump, Elon Musk, Jair Bolsonaro. Cela a été planétaire.

Au cours de votre carrière, vous avez enquêté sur différentes personnalités proches du pouvoir (Dominique Strauss-Khan, Alexandre Benalla…), qui ont vu leur carrière brisée par leurs actes. Didier Raoult a eu une expérience similaire. Est-ce la compréhension de l’ambition et des contradictions des personnes influentes qui vous fascine ?

Ce n’est pas le pouvoir qui me fascine mais les personnages qui sont plein d’ambitions et qui se laissent brûler les ailes en s’y approchant. L’ambition, c’est intéressant à ausculter. Elle peut devenir une folie et vous entraîner vers la chute. Ce sont des cas typiques de personnes qui étaient promises à un avenir éclatant mais avec quelque chose de supplémentaire pour Didier Raoult : le déni. Il a toujours persisté dans ses idées.

Recueilli par Lisa Morisseau et Paul Vuillemin

(*) Aux éditions Gallimard

[INTERVIEW] Fabrice Arfi : « Un braquage sur le dos du droit à l’environnement »

Fabrice Arfi est journaliste et coresponsable du pôle enquêtes à Mediapart. En septembre 2018, il publie D’argent et de sang aux éditions du Seuil. Ce livre raconte la plus grosse arnaque française qui s’est jouée de la taxe carbone imposée aux entreprises pour lutter contre la pollution. Il nous plonge alors au cœur d’un système mafieux digne d’un grand film d’action américain. Pourtant, ça se passe bien en France.

Fabrice Arfi, auteur D’argent et de sang
(Photo : Lydia Menez / EPJT)

Selon vous, une mafia française existe-t-elle ? 

Fabrice Arfi. En France, on a peur du mot mafia. On parle du grand banditisme ou du gang de la brise de mer pour des phénomènes bien mafieux. Une mafia est à l’œuvre dans l’affaire de la taxe carbone. En la traquant, j’ai découvert que tous les ingrédients d’un film scorsésien, et même d’une tragédie shakespearienne, étaient sous nos yeux, à Paris. C’est ce qui m’a donné envie d’en faire un livre. En grand fan de Scorsese, j’y raconte l’histoire des Affranchis français. Grâce au capitalisme des casinos, ces escrocs ont réalisé un braquage sur le dos du droit à l’environnement. Mais l’affaire financière a vite basculé dans le sang et la décadence criminelle. Entre cinq et sept assassinats y seraient liés.

D’où vient votre intérêt pour le trio d’escrocs le plus puissant de France ? 

F. A. Les deux gamins de Belleville sont nés dans une famille et un quartier très populaires, ont arrêté l’école tôt et vite compris que leur prospérité se ferait en dehors des limites du code pénal. Le blouson doré de l’affaire a grandi à l’autre bout de la géographie parisienne mais aussi de l’échelle sociale, dans le quartier chic du XVIe arrondissement. L’histoire est à la fois intime et politique dans un moment d’époque : la rencontre de trois personnages formant le trio infernal de l’escroquerie française. Je n’ai aucune attirance pour ces héros et leur morale mais j’avoue être fasciné par leurs profils.

Votre livre dénonce un silence politique. Pourquoi l’État n’en parle-t-il pas ? 

F. A. Contrairement à ce que les escrocs ont voulu faire croire, l’État n’est pas complice de l’arnaque. En revanche, une forme d’arrogance, d’incompétence et de complaisance lui ont fourni la honte. C’est la plus grande escroquerie que la France n’ait jamais connu. Des milliards d’euros ont été dérobés au nez et à la barbe de l’État en seulement 8 mois sur une bourse carbone. Cette dernière devait lutter contre le réchauffement climatique – l’enjeu le plus important de notre époque – mais a finalement créé un lieu dévoré par les mafias. Le gouvernement a jeté un voile pudique sur cette histoire. Pourtant, elle en dit long sur l’atrophie du contrôle et les prisons idéologiques dans lesquelles s’enferment certains responsables politiques.

Vous avez rencontré Marco Mouly, l’un des trois leaders de l’arnaque, que vous a apporté cette rencontre ?

F. A. J’ai contacté Marco Mouly pendant plusieurs semaines en vain. Il est finalement venu à moi. Après la publication d’un article sur lui, il a fait appeler le standard du journal pour me rencontrer le jour même. Il m’a donné rendez-vous dans un centre esthétique de luxe pour hommes ; la scène était pittoresque. Il voulait me voir car il jugeait que la photo publiée ne rendait pas hommage à son physique. En réalité, nous avons discuté pendant 3 heures et nous sommes revus à plusieurs reprises. 

Ça m’a été très utile, notamment pour pénétrer son monde. Il a été condamné en première instance pour avoir œuvré dans cette arnaque. Mais tout le monde a un propos. Même les grands menteurs disent des bouts de vérité. Mon métier est de les cerner en accumulant les faits. Le journaliste doit parler à tout le monde tout le temps, même à ceux dont la moralité n’est pas au rendez-vous.

Vous avez eu accès à de très nombreuses informations policières et judiciaires. Vous donnez même des numéros de comptes et le montant de virements bancaires. Donner ces détails est un gage de sécurité ou plutôt un risque ? 

F. A. Tous les comptes sont saisis donc ça n’est pas risqué. Ces détails permettent de remporter la conviction du lecteur sur la qualité du travail journalistique. J’ai écrit un roman sans fiction et je voulais qu’en fermant le livre, on se dise : « Tout est vrai, il n’a rien inventé. » La crédibilité d’une histoire ne repose pas simplement sur son message essentiel mais sur les précisions données. 

Dans le film Depuis Mediapart, la réalisatrice explique : « À Mediapart, tout est sujet à enquête et toute enquête est politique. » Êtes-vous d’accord ? 

F. A. Si le mot politique concerne la chose publique – ce qui nous appartient et fait la société, je pense que tout travail journalistique est politique. Mais si on entend politique au sens partisan, je ne me retrouve pas dans ce propos. Je suis pour l’engagement mais pas pour le militantisme dans le journalisme. Le militantisme vous empêche de voir ce qui est en dehors de vos convictions. À l’inverse, tous les journalistes sont engagés pour leur travail et pour la vérité. Par exemple, je suis engagé dans la lutte contre la corruption qui est une tragédie aussi grave que le chômage ou le déficit public selon moi. 

Dans ce même film, vous expliquez faire un travail consensuel par opposition à ceux qui qualifient le journalisme d’investigation de subversif. En quoi ce livre est-il consensuel ? 

F. A. L’escroquerie à la taxe carbone a coûté entre 1,6 et 3 milliards d’euros au contribuable français. Cet argent a été pris dans les poches de ceux qui payent des impôts. Pourtant, l’impôt correspond à la solidarité nationale et finance les services publics. Faire ce type d’escroquerie, c’est rentrer dans les écoles, hôpitaux ou commissariats et défoncer le matériel. Nous sommes tous les victimes invisibles de la fraude fiscale. Frauder le fisc, c’est subversif. Le dénoncer, c’est consensuel.

Propos recueillis par Manon Van Overbeck 

[ENQUÊTE] Le bonheur est dans le papier…

De plus en plus de journalistes prolongent leurs investigations dans des livres. Une manière, parfois, de dépasser la frustration du format court.

« On écrit sur des sujets qui nous passionnent », assure Matthieu Aron, auteur du Piège américain et journaliste à L’Obs. Écrire un ouvrage offre une plus grande liberté dans le choix des sujets, moins présente au sein d’une rédaction dépendante de l’actualité. Romain Capdepon, avec son ouvrage Les Minots (éd. JC Lattès), a décidé de parler des jeunes guetteurs qui participent aux trafics de drogues : « Dans mon travail de tous les jours, à La Provence, c’est l’angle qui m’intéresse le plus. Malheureusement, je le traite très peu dans mes articles, souvent par manque de temps. Je reste plutôt sur le trafic en général. » 

Travail au long cours

Le journaliste possède bien souvent un antécédent avec le sujet, parfois la frustration de ne pas être allé au bout des choses par manque de temps. « J’interviewais des interprètes afghans et mes articles se terminaient en disant que le ministère des Affaires étrangères n’avait pas souhaité me répondre », raconte Quentin Müller, auteur de plusieurs articles sur les interprètes afghans abandonnés par la France, avant de cosigner un livre sur le sujet (Tarjuman. Une trahison française, éd. Bayard). Sa rencontre avec Brice Andlaeur aura été décisive, les deux ont pu croiser leurs sources et les informations qu’ils avaient amassées chacun de leur côté. Ces deux ans d’enquête leurs auront permis d’obtenir les réponses qu’ils cherchaient. 

Matthieu Aron a entendu le coach de rugby de son fils parler d’un haut dirigeant d’Alstom emprisonné aux Etats-Unis. Cette histoire a éveillé sa curiosité. « J’ai enquêté pendant plus de quatre ans sur cette affaire. Je savais que ça allait être très long, raconte celui qui a écrit Le Piège américain. Alors que je faisais aussi des sujets pour France Inter ou L’Obs. »

Les pages d’un livre offrent plus d’espace qu’un article de presse pour approfondir un sujet. L’exercice demande néanmoins beaucoup de temps et se fait parfois en parallèle d’un travail en rédaction. C’est ce qu’a vécu Isabelle Roberts, co-autrice avec Raphaël Garrigos de La Bonne Soupe (éd. Les Arènes) sur le 13-heures de Jean-Pierre Pernault, en même temps qu’elle travaillait à Libération. « Il fallait regarder tous les JT, chaque soir pendant trois ans, nous avons vraiment souffert [rires]. On devait aussi trouver des moments pour écrire, le week-end ou après le boulot. » Les jours de repos et de RTT, deviennent alors des jours consacrés au livre.

 

 

Et l’investissement financier peut aussi être important. « On a pris beaucoup de plaisir mais pour l’instant, ça a été un gouffre financier », confie Brice Andlauer, coauteur de Tarjuman. Une trahison française, publié le 6 février dernier. Les journalistes-auteurs ne sont pas tous logés à la même enseigne par les éditeurs : certains touchent une avance, plus ou moins élevée, généralement en fonction de leur notoriété.

Mais les bénéfices tirés d’une telle expérience peuvent être nombreux : elle permet par exemple de développer ses contacts et d’affûter son regard sur un sujet au point d’en devenir expert. « Avec mon enquête, j’ai pu mieux comprendre les guetteurs que je serai peut-être amené à recroiser dans mon travail », explique Romain Capdepon, également chef de la rubrique police-justice de La Provence.

La rédaction d’un livre et le travail au sein d’un média peuvent très bien s’allier, comme le fait Les Jours. Le site raconte des faits d’actualité, leurs « obsessions », qu’ils divisent en épisodes. Certaines sont parfois publiées sur papier. « On trouvait cohérent que l’enquête sur Bolloré se retrouve chez un libraire », confirme Isabelle Roberts, coautrice de L’Empire : Comment Vincent Bolloré a mangé Canal+. Ici, l’éditeur est arrivé après la rédaction mais dans d’autres cas de figure, il peut aussi être présent pendant la rédaction du livre. Il lui arrive alors de donner des indications quant à l’écriture.

un lectorat différent

Dans le cas de Romain Capdepon : « Les éditions JC Lattès ne voulaient pas d’un texte trop journalistique, plutôt d’un texte qui ressemblait à un roman inspiré de faits réels, précise-t-il. Je travaille depuis treize ans dans la presse quotidienne régionale donc j’ai dû adapter mon écriture. » Brice Andlauer, lui, nous confie qu’il n’a eu que peu de modifications de fond à faire sur son manuscrit. « L’éditeur nous a laissé plus de marge de manœuvre qu’un rédacteur en chef. »

Les livres, aussi, s’adressent à un lectorat différent des médias. « Aux Jours, on est lu surtout par des jeunes. Avec les livres, on touche un public plus large et plus âgé, attaché au papier en tant que support », affirme Isabelle Roberts.

Les livres du média dont elle est cofondatrice se vendent très bien. Environ 80 000 exemplaires pour les quatre ouvrages publiés avec les éditions du Seuil, dont Les Revenants de David Thompson ou Le 36. Histoires de poulets, d’indics et de tueurs en série, de Patricia Tourancheau. Romain Capdepon est formel, l’écriture de son enquête a servi à sa rédaction. « Dès qu’on parle du livre, on dit qu’il a été écrit par un journaliste de La Provence. » Malgré la fatigue accumulée lors de ses d’investigations, le travail d’une année a porté ses fruits. « J’espère que mon livre permettra à certains d’avoir un regard plus humain quand un jeune se fait tuer dans les quartiers Nord », conclue-t-il. Car c’est le but d’un livre d’investigation, aller au fond des choses et, pourquoi pas, faire évoluer les mentalités.

Victor FIEVRE

[INTERVIEW] « Ça fait des années que je les vois, ces personnages fantomatiques » – Romain Capdepon

Crédit : Patrick Gherdoussi pour JCLattes

Romain Capdepon est chef de la rubrique police-justice à La Provence. Il est auteur du livre Les Minots, sur les guetteurs, ces petites mains au service des trafiquants de drogue à Marseille. Publié le 9 janvier dernier, aux éditions JCLattès, l’ouvrage prend pour point de départ la mort, en 2010, de Jean-Michel, un jeune de 16 ans.

(suite…)

[ENQUÊTE] : Aux gros maux les remèdes

Violence, méfiance, méconnaissance… La relation entre les médias et les Français est parfois conflictuelle. Des solutions existent pourtant.

Des journalistes pourchassés et insultés, leurs agents de sécurité roués de coups… Les violences envers les journalistes se sont intensifiées ces derniers mois. Selon un baromètre commandé par La Croix, datant de janvier 2019, 19 % des Français considèrent que ces insultes et agressions sont compréhensibles et justifiées. Les causes de cette haine sont nombreuses. Il est notamment reproché aux professionnels de l’information un certain manque de neutralité, un manque de proximité avec le public et un décalage avec la réalité. Pour lutter contre cette défiance, la profession cherche des solutions. Voici trois d’entre elles.

Renouer le contact avec le public

Presque toutes les rédactions possèdent désormais leur propre service de vérification de l’information appelé « fact-checking ». Si ce système existe depuis longtemps, la manière de procéder a évolué. Libération est, par exemple, passé de la simple vérification d’informations à la réponse aux questions directement posées par les internautes. « Cela crée un lien direct avec le lecteur et permet également au journaliste de sortir de sa bulle », précise Pauline Moullot, journaliste de Checknews. Par souci de transparence, la rédaction est allée jusqu’à révéler le scandale de la Ligue du LOL, qui concernait deux de ses rédacteurs. Dans les écoles de journalisme, des cours sont dispensés sur le sujet. Pour Laurent Bigot, journaliste, maître de conférence et responsable de la presse écrite à l’École publique de journalisme de Tours (EPJT), « le but du fact-checking est d’aider les étudiants à acquérir des réflexes de vérification avec des standards plus pointus que ceux qui sont généralement mis en œuvre dans les rédactions ». Le Parisien a lui aussi créé Le labo des propositions citoyennes, une passerelle qui répond aux questions des lecteurs. Créée dans le cadre du Grand Débat, elle propose des informations vérifiées, développées et contextualisées.

Créer de nouveaux formats

Pour lutter contre le manque de diversité des médias traditionnels, certains journalistes innovent avec des nouveaux modèles de diffusion. Brut, créé en 2016, utilise les réseaux sociaux pour partager ses reportages vidéo. La formule fonctionne : en 2018, plus de 400 millions de vues ont été dénombrées sur Facebook. Lors de la crise des Gilets jaunes, Rémy Buisine, journaliste à Brut, s’est démarqué en réalisant de nombreux Facebook live des manifestations. « L’avantage des directs sur les réseaux sociaux, ce sont les commentaires des internautes. C’est une valeur ajoutée car on est connecté directement avec notre audience », détaille-t-il. Mais le direct n’enlève rien à la véracité du contenu selon lui : « Ce n’est pas parce que je suis en direct que je ne peux pas avoir de recul sur les événements. Je suis en contact permanent avec ma rédaction et les autorités compétentes. »
D’autres médias sociaux sont également de plus en plus présents et importants, comme le témoigne l’essor de la chaîne YouTube Hugo Décrypte, lancée en 2015 par Hugo Travers, alors étudiant à Sciences Po. L’objectif de son format est d’expliquer l’actualité à des jeunes, âgés de 15 à 25 ans. « L’une des causes de la défiance, c’est que beaucoup de jeunes ne suivent pas les informations. Avec ma chaîne, j’essaie de leur apporter un certain contenu d’information », explique le jeune homme de 21 ans.

Sensibiliser les jeunes

Former pour comprendre de quelle manière les médias fonctionnent est également un enjeu pour lutter contre cette haine. Créé il y a quarante ans, le Centre de liaisons pour l’éducation aux médias et à l’information (Clémi), promeut l’éducation aux médias sous différentes formes. « Zéro Cliché », par exemple, est un concours ouvert aux écoliers, collégiens et lycéens, qui prône la déconstruction des stéréotypes sexistes à travers la production de contenus journalistiques. Serge Barbet, directeur du Clémi, placé sous la tutelle du ministère de l’éducation, estime la mission nécessaire. « Quand on apprend à faire la différence entre une bonne information et une manipulation, on évite déjà un certain nombre de pièges. C’est ce qui permet de devenir un citoyen éclairé. » Des initiatives existent aussi localement. En Indre-et-Loire, l’association Jeunes reporters (8-13 ans et 13-18 ans) a été créé en juin 2017, suite à un projet scolaire datant de 2007. Le but est de « faire découvrir le journalisme, apprendre à écrire pour les autres, mais aussi aller jusqu’au bout de leur démarche », explique Gaëtan Després, qui encadre les jeunes. Les médias prennent également des initiatives pour l’éducation. Estelle Cognacq, directrice adjointe de la rédaction à France Info, insiste sur cette thématique, selon elle « incontournable ». « On organise de nombreuses rencontres entre les journalistes et les classes. Il y a une nécessité pédagogique de la part des médias d’aller vers les jeunes et de démystifier notre métier. »

Une haine qui a traversé les siècles

Mélina RIVIERE et Suzanne RUBLON

[ENQUÊTE] Tous les mêmes ?

Tous les mêmes ?

Les écoles de journalisme reconnues fabriqueraient-elles des clones qui inondent ensuite les médias ? C’est oublier que seuls 19 % des titulaires de la carte de presse sont passés par une école de ce type… (Photo : Alice Blain)

De gauche, europhiles, parisiens…Les journalistes sont-ils tous pareils ? Dans un contexte de défiance, la profession cherche des solutions. Collabos », « macronistes », « journalopes »… Les mots pour dénigrer les journalistes ne manquent pas. Pour ceux qui les critiquent, les journalistes sont tous les mêmes, au point de tenir le même discours. Comment expliquer une telle perception ?

 

Pour certains, la formation pourrait être l’une des causes de l’uniformisation des troupes. Mais pour Cédric Rouquette, directeur des études du Centre de formation des journalistes (CFJ), les écoles de journalisme ne mènent pas forcément à l’homogénéisation des profils. « Nous ne donnons aucun prêt-à-penser, assure-t-il. Nous leur transmettons une méthode de travail et de la rigueur. » Certains avancent aussi que les écoles reconnues par la profession ne dispensent pas les mêmes enseignements. « On ne forme pas de la même façon dans les DUT de Tours, de Cannes ou de Lannion que dans les masters des autres grandes écoles », considère Claude Cordier, président de la CCIJP (Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels).

Diversité à l’école

Pour certains, c’est la sélection des étudiants qui ne favoriserait pas la diversité. C’est le point de vue de Denis Ruellan, sociologue des médias et directeur adjoint des études du Celsa : « Les écoles de journalisme prennent les meilleurs, qui sont en fait ceux qui possèdent les valeurs des classes sociales dominantes, analyse-t-il. C’est ce qui conduit ensuite à avoir une homogénéité blanche et originaire de la classe moyenne supérieure dans les rédactions. » Pourtant, certaines écoles de journalisme ont mis en place des mesures destinées à diversifier les promotions. L’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ) a par exemple créé sa propre prépa « Égalité des chances ». Des jeunes « avec un bon dossier scolaire et universitaire, mais issus de familles à revenus modestes », selon le site de l’ESJ, se voient chaque année offrir l’opportunité d’intégrer l’une des meilleures écoles de journalisme de France. Il existe également des dispositifs externes aux écoles. Depuis 2007, l’association La Chance aide des étudiants boursiers à préparer les concours des écoles de journalisme gratuitement. Cette démarche porte ses fruits : 80 % de ses anciens étudiants travaillent dans le journalisme. Mais un problème persiste : certaines classes sociales ne se dirigent pas naturellement vers le journalisme. « Beaucoup de jeunes sont faits pour ce métier, mais n’osent pas tenter les concours, déplore Cédric Rouquette du CFJ. La majorité de ceux qui se présentent proviennent de la classe moyenne supérieure. » Denis Ruellan trouve une explication logique à ce phénomène : « Dans ces milieux, les gens ont tendance à être très portés sur les médias. Donc forcément, ça aide à aller vers le journalisme. »

Le fossé

Ces inégalités se retrouvent dans le profil des professionnels, à la télévision en particulier. Selon le baromètre annuel de la diversité dans les médias publié par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), en janvier 2018, les catégories socio-professionnelles supérieures occupent 74 % de la représentation à la télévision alors qu’elles ne représentent que 27 % des Français, d’après l’Insee. Pour autant, il serait faux de penser que les journalistes sont formés dans le même moule. Les écoles de journalisme ne représentent pas la seule voie d’entrée dans la profession. En réalité, cette origine est même très minoritaire. « Seulement 19 % des journalistes professionnels sont issus de ces écoles reconnues », atteste Claude Cordier, de la Commission de la carte de presse. N’en déplaise à ses plus ardents détracteurs, la profession ne se résume pas aux quelques figures médiatiques qui occupent les plateaux de télévision ou qui signent des tribunes à succès. Du pigiste pour M6 à la localière de Ouest-France à Bayeux, en passant par le secrétaire de rédaction de L’Humanité : les statuts sont divers. De multiples fractures existent, comme celles concernant la rémunération et les types de contrat (lire ci-dessous). Un journaliste en contrat indéterminé exerçant pour un quotidien national gagne, en moyenne, deux fois plus qu’un journaliste en contrat déterminé. Alors pourquoi les journalistes continuent-ils de renvoyer une image éloignée de la réalité ? « C’est trop facile de chercher une explication de type purement sociologique. Quand les gens parlent de cet éloignement entre les journalistes et la société, ils prennent pour exemple Jean-Michel Aphatie. Pourtant, ce journaliste politique a un parcours complètement différent du reste de la profession », pointe Jean – Marie Charon. Après son brevet des collègues, Jean Michel Aphatie a arrêté l’école pour enchaîner les petits boulots. Il a repris ses études plus tard et passé à son bac à 24 ans, avant de s’orienter vers le journalisme.

Les médias, conscients du problème de représentativité, placent désormais la diversité au cœur de leurs priorités. Chacun tente de recruter des profils plus représentatifs de la société. France Télévisions accueille par exemple dans ses rédactions des stagiaires boursiers ou issus de zones urbaines sensibles. Radio France réserve un nombre de places défini pour les boursiers et favorise la formation en alternance. Ces efforts semblent porter leurs fruits, avance Jean Marie Charon. « Le journalisme est aujourd’hui une profession hétérogène en termes d’origines sociales. Cela permet une meilleure représentation de l’ensemble des Français », considère le sociologue des médias. Mais le chemin, de l’avis de tous, est encore long.

 

Le revenu mensuel médian des Français s’élevé à 1 710 euros, selon les chiffres de l’Insee publiés en septembre 2018. Un journaliste au CDI gagnerait 3 591 euros brut, 2 000 euros pour un pigiste et 1 954 euros pour

 

Lorène BIENVENU, Léa SASSINE et Théo TOUCHAIS

David Dufresne : « Les réseaux sociaux forment un nouveau front pour les journalistes »

Les réseaux sociaux, le terrain privilégié de David Dufresne. (Photo : Patrice Normand)

« Allô place Beauvau ? C’est pour un signalement. » Depuis trois mois, le journaliste David Dufresne répertorie sur son compte Twitter les violences policières subies par les « gilets jaunes ». Une enquête intense, dont il ressort bouleversé.

 


(Photo : Patrice Normand)

 

 

Le mercredi 6 mars dernier, la Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU a réclamé à la France une « enquête approfondie » sur les violences policières commises durant les manifestations des Gilets jaunes. David Dufresne, s’est lui aussi intéressé à ce phénomène.

Pourquoi avoir commencé ce travail de recensement ?

David Dufresne : Le 3 décembre, lors des premières manifestations, je vois beaucoup de vidéos de violences policières sur les réseaux sociaux, notamment celle où des gilets jaunes se font tabasser dans un fast-food. Une violence déchaînée, illégitime, illégale. Sur le moment, je suis choqué. Je ne reconnais pas le maintien de l’ordre, sur lequel j’avais écrit un livre et réalisé un film, en 2007. Je n’imagine pas que cette violence va durer. Et je me rends compte que je me trompe. Personne n’en parle dans les médias mainstream (qui restent conformes aux standards à la mode, NDLR.). Le silence médiatique est d’autant plus insupportable qu’il facilite le déni politique. Face à ce double silence, je décide de répertorier tous les témoignages.

Comment vous expliquez ce silence médiatique ?

D. D. : Beaucoup de rédactions sont coupées de la réalité. Elles ont sacrifié le reportage ; perçu comme pas assez rentable. J’ai discuté avec un bon nombre de reporters, en radio et en télé, qui m’expliquaient que leur rédacteur en chef ne voulait pas croire ce qu’ils voyaient. Il y a aussi une trop grande dépendance aux sources policières, voire une proximité coupable. C’est très dur d’être critique vis-à-vis de la police : elle est en position de force. Elle peut tarir les informations, invoquer le droit de réserve ou le secret défense, dans certains cas. Et après un mois et demi de silence médiatique, mon travail a basculé dans la sur-médiatisation extrême. Cela interroge sur les pratiques actuelles du métier. Il doit y avoir un examen de conscience sur la couverture des Gilets jaunes. Le monde médiatique court à sa perte en ne voulant pas réfléchir sur son fonctionnement.

Tous vos tweets concernant les témoignages commencent par « Allô Place Beauvau – c’est pour un signalement ». Pourquoi ?

D. D. : Je connais bien ce milieu pour l’avoir beaucoup étudié. J’ai des contacts qui y travaillent. Si vous saviez le nombre de fonctionnaires qui m’ont encouragé à poursuivre mon enquête… Des CRS, des agents en civil, des anciens de l’IGPN. Ils sont dégoûtés par ce qu’il se passe. La police en charge du maintien de l’ordre est une police éminemment politisée, qui obéit à la Place Beauvau. C’est pourquoi, quand je les interpelle, c’est à Emmanuel Macron, Christophe Castaner et Laurent Nunez que je m’adresse. Aux donneurs d’ordre.

 

« J’ai un dossier complet derrière chaque blessure. »

 

Comment avez-vous procédé pour vérifier ces témoignages ?

D. D. : Quand je tweete un signalement, je dois le résumer en 280 signes. Mais il faut savoir que j’ai un dossier complet derrière chaque blessure. Ce que je mets en lumière, je le documente : je demande des photos, des certificats médicaux, des copies de plaintes. J’essaye d’obtenir une contextualisation la plus complète possible. C’est ce qui me prend le plus de temps. Je n’ai relayé aucune des grandes fake news qui ont pu circuler, comme celle de la mort d’un manifestant. Sur près de 500 signalements, il m’est arrivé d’apporter des précisions mais je n’ai pas fait d’erreurs sur ces cas-là. Pour preuve : ni Christophe Castaner, ni Edouard Philippe n’ont opposé de démenti.

Votre travail s’est construit à partir des réseaux sociaux. Vous en avez fait votre terrain.

D. D. : Je me rends également aux manifestations mais oui, les réseaux sociaux forment un nouveau front pour les journalistes. C’est un champ d’exploration extraordinaire. Deux siècles de reportages se sont fabriqué, aussi, en tendant l’oreille dans les cafés. Pour moi, les réseaux sociaux, c’est la même chose. C’est la rumeur d’un village, la clameur d’une ville, un pouls.

Certaines personnes pourraient vous rétorquer que les réseaux sociaux fourmillent de fake news

D. D. : Ce raisonnement n’est pas le bon. Regarder les réseaux sociaux de haut, avec du mépris, n’est pas bien constructif. C’est un terrain miné, mais comme tous les terrains où se rendent les journalistes. Il faut simplement être vigilant, vérifier et recouper les informations. Il est incroyable que désormais des gens aient pris le pli de filmer la police lors des manifestations. Aujourd’hui, on peut diffuser une vidéo en direct sans avoir des moyens colossaux. Ni même demander la moindre autorisation. Le bouleversement est total.

Pensez-vous faire un livre de cette enquête ?

D. D. : Ce travail est parti de manière totalement improvisée. C’est une expérience qui va me marquer à vie. Aujourd’hui, je suis indépendant et je pense qu’il y aura très certainement un projet, que ce soit un livre ou un documentaire. Il y a la matière pour en tout cas.

 

Propos recueillis par Arnaud Roszak.

« Si un journaliste se sent menacé, il peut envoyer ses informations à Forbidden stories, nous les sécuriserons »

La messagerie « Signal », l’un des moyens sécurisé pour que les journalistes menacés communiquent avec Forbidden stories. Photo : Hugo Checinski

Forbidden stories a pour ambition de reprendre le travail des journalistes afin de les protéger des pressions. Un projet qui regroupe des journalistes d’investigation du monde entier. Jules Giraudat raconte l’enquête qu’il a coordonnée sur l’assassinat de la journaliste maltaise, Daphne Caruana Galizia.

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[EN PLATEAU] Benjamin Bousquet, journaliste à France Info

Journaliste à France Info, Benjamin Bousquet est l’auteur du livre Journaliste, l’ennemi qu’on adore (Editions du Panthéon, 2017). Interrogé par Noé Poitevin sur le plateau de l’EPJT, il revient sur la défiance envers les journalistes et sur leur crédibilité dans les médias. Il livre aussi son point de vue sur notre enquête « Journalistes : détestés et admirés ».

 

Le journalisme d’enquête : « L’investigation, c’est un marathon »

Journalisme d'investigation, une histoire de temps

Pédophilie dans l’Église, chasseurs de bourreaux et harcèlement sexuel à l’Unef. Les trois journalistes derrière ces trois enquêtes ont eu besoin de temps pour approfondir le sujet.

Plusieurs mois d’enquête pour une heure d’émission ou quelques paragraphes à lire. Partir d’une intuition et parcourir des centaines de kilomètres. L’investigation demande du temps et de l’énergie aux journalistes, tous animés par le même but : révéler des infos. Trois journalistes racontent leur histoire, leur travail, leur investigation.

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Correspondants locaux : les soldats de l’ombre

« 90% de son contenu pour les pages villages est issu des correspondants ». Photo : Malvina Raud

Ils sont inconnus des lecteurs mais indispensables à la presse quotidienne régionale. “Ils”, ce sont les correspondant locaux de presse. Chargés de couvrir des secteurs géographiques très précis, ils n’ont pas le statut de journaliste professionnel, même si certains ont réussi à prouver le contraire.

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