Correspondant au Monde et ex-rédacteur en chef adjoint de Corse Matin, Antoine Albertini raconte, dans son nouvel ouvrage Les Invisibles aux éditions J-C. Lattès, l’exploitation d’immigrés clandestins par des propriétaires agricoles de la plaine orientale corse. 

Antoine Albertini, auteur des Invisibles (Photo : Lydia Menez / EPJT)

 

Comment les migrants clandestins sont-ils mis en contact avec les exploitants agricoles ?

Antoine Albertini. La plupart du temps il s’agit d’immigration parfaitement légale et dans d’autres cas, ce sont des réseaux de passeurs qui peuvent générer des chiffres d’affaires allant jusqu’à 900 000 euros annuels. Alors même que les ouvriers clandestins vivent dans une extrême précarité. Leurs conditions de vie naviguent entre le Moyen-Âge et le Tiers-monde.

Comment expliquez-vous que des clandestins, une fois en situation régulière, deviennent eux-mêmes les esclavagistes de leurs semblables ?

A. A. Il y a des cas patents dans lesquels d’anciens clandestins exploitent eux-mêmes, dans les conditions extrêmement dures qu’eux mêmes ont connu comme exploités, ceux qui arrivent après eux en Corse. Pourquoi le font-ils ? Tout simplement pour l’appât du gain. C’est une forme de prédation d’autant plus simple à mettre en oeuvre qu’elle est très peu punie car très peu détectable. Les mécanismes de la pauvreté et de l’exploitation se perpétuent pratiquement d’une génération à l’autre, mais encore une fois, ce n’est pas la règle. Néanmoins, il ne faut pas avoir une vision irénique de la solidarité entre réprouvés. Quelqu’un qui a faim et qui souffre, s’il n’a pas d’autre moyen pour s’en sortir que d’exploiter à son tour, il le fera.

Dans l’épilogue, vous dénoncez la compassion qu’a l’Homme pour ses voisins lointains et son indifférence pour celui qui vit à côté de chez lui. Pourquoi quasiment personne ne se préoccupe d’eux alors que tous semblent connaître leur existence ?

A. A. C’est un phénomène qui se produit partout ailleurs. Il y a une misère qui paraît exotique et qui surtout, en fonction de l’actualité, peut devenir très médiatique. Pour des prédateurs de l’information, embrasser la cause humanitaire plutôt qu’une autre est très payant. Nous avons vu tout un tas de belles âmes se mobiliser, à juste titre, en faveur des migrants. Par contre, ces même personnes ne se posent pas la question de savoir qui fait la plonge ou la cuisine dans les restaurants qu’elles fréquentent quotidiennement, pour la simple raison que ces dernières sont invisibles. Les clandestins devraient être visibles par leur nombre et par l’importance des fonctions qu’ils accomplissent dans certains secteurs économiques (restauration, agriculture, BTP…), mais sont en réalité invisibles car complètement intégrés au quotidien. Cela ne rend pas les choses suffisamment prégnantes pour qu’on s’en empare.

Vous consacrez de nombreuses pages aux clandestins qui ont dû faire face aux injustices de la machine judiciaire. Pourquoi estimez-vous que la justice ne décourage pas cette exploitation ?

A. A. La justice manque de moyen. Le groupe de lutte contre le travail illégal de la gendarmerie de Haute-Corse, là où se concentre l’essentiel des exploitations agricoles qui emploient des clandestins, réunit à peine plus de quatre enquêteurs. La grande hypocrisie au centre de ce système, c’est que l’État prétend lutter contre l’immigration clandestine alors que, quand il ne la favorise pas implicitement, il l’encourage. L’État sait très bien que sans les milliers de clandestins, des secteurs entiers de l’économie insulaire s’effondreraient ; l’agriculture en première. 

Faut-il encore acheter des fruits corses ? 

A. A. Faut-il acheter des t-shirts fabriqués au Bangladesh ? Tout le problème est là : comment savoir si la clémentine du supermarché a été cueillie par un mec qui a été maltraité et qui n’a probablement pas été payé ? Nous ne pouvons pas déterminer la part de l’agriculture qui est tirée de la sueur des esclaves modernes. Nous ne pouvons faire autrement que subir le système. En revanche, ce que les pouvoirs publics peuvent faire, c’est prendre le problème à bras-le-corps en agissant pour que les personnes arrivées sur le territoire national puissent y vivre normalement.

En leur donnant l’autorisation de travailler durant leur séjour, par exemple ? 

A. A. Pour prendre un exemple paroxystique, la solution ne serait certainement pas qu’on leur délivre un titre de séjour sur le territoire tout en les interdisant de travailler. Soit on leur donne des papiers, soit on refuse leur entrée. Tout le monde y gagnerait : les employeurs, les migrants et les impôts. Sauf que le système ne le met pas en pratique. Le sytème est au comble de l’absurde et fonctionne comme une machine qui tourne à vide. Nous ne luttons pas contre l’immigration illégale quand nous favorisons l’entrée sur le territoire national de ces gens que nous laissons être exploités comme des esclaves modernes.

Lors de votre reportage pour France 3, en 2009, El Hassan Msarhati, travailleur clandestin tué quelques temps après, vous a dit : « Si je parle, ils me mettront une balle dans la tête ». Ce livre est-il un hommage à cet homme qui a osé parler et en a payé le coût de sa vie ?

A. A. Je ne suis pas du tout animé par le trip du chevalier blanc. En revanche, quand il y a des faits qui me semblent intéressants, j’essaie de les disséquer au maximum pour les porter à la connaissance du public. Ce n’est pas un hommage que je lui rends à proprement parler, mais c’est certain que le livre m’a permis de comprendre si j’ai eu un rôle involontaire à jouer dans son assassinat. Après enquête, je ne pense pas que ce soit le cas. Je ne souhaite pas m’exonérer, mais j’ai suffisamment d’éléments pour dire qu’il s’était créé assez d’inimitiés pour risquer sa vie sans que j’intervienne. Cela dit, l’enquête m’a ouvert la porte d’un monde dont je ne soupçonnais pas l’existence ; celui des travailleurs illégaux. C’est une manière pour moi d’avertir les gens sur ce qui se passe sous leurs yeux.

Vous expliquez que tous les suspects s’en sont tirés. Avez-vous une intuition concernant le coupable réel ? 

A. A. L’une des trois personnes mises en cause — celui que j’appelle « Le Chasseur », un ivrogne xénophobe et raciste — s’est suicidé quelques semaines avant la sortie du bouquin. Cela ne le désigne pas comme coupable, d’autant qu’il avait une personnalité assez complexe pour que tout un tas de raisons puisse expliquer son geste, mais cela interroge. La vérité, c’est que je n’ai absolument pas de religion sur la question. C’est tout le drame finalement, qu’il soit à ce point facile d’abattre un homme en plein jour et de s’en tirer de la sorte. En dépit des efforts réels des gendarmes, la lumière n’a jamais été faite sur cette affaire. Cela doit conduire à s’interroger sur le fonctionnement de la justice.

Peut-on espérer une amélioration du sort des travailleurs immigrés clandestins ?

A. A. Je n’y crois pas. Parce que le système est trop bien rôdé et parce que, comme souvent quand on pointe les travers de la Corse, elle se replie sur elle-même. Le fait que la société insulaire refuse de se regarder en face sur ses aspects les moins reluisants plombe sa capacité à évoluer et à se développer sur tous les plans économiques, sociaux et culturels. Ce qui pourrait faire bouger les choses, ce serait d’adopter des lois et faire en sorte que les gens qui sont chargés de les faire respecter aient les moyens de travailler. Est-ce que cela me semble être une priorité de ce gouvernement, de ceux qui l’ont précédé et de ceux qui suivront ? Je ne pense pas.

Propos recueillis par Dorian Le Jeune