La déclinaison de marque est devenue une réalité, voire une nécessité, pour les médias. Mais attention à ne pas y perdre son âme.

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«Nous sommes un journal, pas un restaurant». La Une de Libération du 9 février 2014 signait le refus, pour de nombreux rédacteurs engagés, que leur quotidien ne se transforme en un ogre capitaliste. Pourtant, la crise actuelle de la presse semble rendre obligatoire le développement d’une marque puissante qui dépasse l’unique horizon du journalisme print.  A la reprise de Libération par Patrick Drahi, en 2014, les actionnaires voulaient s’appuyer sur l’univers de la «marque» qu’est Libération pour créer «un espace culturel et de conférence avec un plateau télé, un studio radio, une newsroom digital, un restaurant, un bar, un incubateur de start-up…»

Si cette perspective a pu surprendre, la déclinaison de marque est aujourd’hui devenue une réalité dans les médias, et un moyen de conforter le support d’origine. L’exemple de M6, dont les revenus hors télévision représentent plus de 35% du chiffre d’affaires, serait-il alors le modèle à suivre ? Pour Caroline Marti, enseignante chercheuse au Celsa Paris-Sorbonne, ce n’est tout pas tout à fait applicable au papier : «Les émissions de M6 sont capitalisées. En dehors de l’information, les programmes sont conçus par rapport à la possibilité d’extension de la marque. Cependant, je ne pense pas que ce soit transposable à la presse écrite puisque le journalisme a un côté artisanal, non industrialisable.»

Un large champ des possibles

Le bar/restaurant Libération, ce n’est donc pas pour aujourd’hui. Mais certains médias, y compris dans l’écrit, s’y mettent résolument. Le groupe les Echos, par exemple, en a fait l’une de ses priorités de développement : il vient notamment de lancer des conférences sur le portail Les Echos events, la partie émergée de l’iceberg «Les échos solutions», mis en place en septembre. Ces activités de diversification «doivent rapidement représenter plus du tiers du chiffre d’affaires des Echos» selon son Pdg, Francis Morel. Il représente déjà près de 30% du chiffre d’affaires du quotidien. «C’est un secteur important pour nous car nous sommes un journal d’information, mais aussi de services».

Exemple de la multitude de débouchés pour la diversification, Move publishing, anciennement Motor press, a annoncé cette semaine le lancement d’une offre très originale : une plateforme de réservation de séjours en camping. Dans un autre domaine, l’Equipe, dont le groupe est déjà l’un des plus diversifés (avec une chaîne de télévision, des magazines, une Web radio, des collections de livres, l’organisation de manifestations sportives, etc, sans parler des déclinaisons digitales), s’est lancé sur le marché de la revente. Le groupe vient d’ouvrir l’Equipe store, qui propose des maillots de foots, des ballons ou des tenues de sport. Matteo Bisicchia, responsable business développement, soulignait l’importance de cette diversification, au Journal du net : «L‘Equipe est déjà un partenaire des marques, nous sommes légitimes pour recommander les bons produits.»

Des précautions à prendre

La légitimité est la clé et le point commun de toutes ces offres transmédias, qui permettent de consolider la communauté attachée à la marque. La presse féminine, pionnière en matière de marketing, organise depuis longtemps, à l’instar de Psychologie magazine, des événements, comme des séances de yoga géantes, des croisières ou des conférences, pour rapprocher ses lecteurs. Dans la même veine, le Figaro a ouvert une page de son site destinée à la vente – le Figaro store – qui propose des croisières, des voyages organisés ou des visites guidées. Il y a ainsi beaucoup de pistes possibles pour imaginer de nouvelles recettes. En cela, la marque média a un impact intéressant puisque elle permet de toucher une population «cible» à travers différents dispositifs, informatifs ou non. Difficile alors de se passer du média print, qui demeure la vitrine de prestige, l’emblème, la marque des groupes de presse.

Si la diversification est devenue une obligation, il faut rester vigilant pour que «vente de produits», sous-entendu non-journalistiques, n’entre pas dans le vocabulaire courant d’une rédaction. «Cela pourrait faire glisser la fonction journalistique sur une pente très dangereuse, parler de contenu, c’est se piéger», prévient Caroline Marti. Vincent Lanier, secrétaire général du Syndicat national du journalisme, abondait dans le même sens dans nos colonnes en novembre dernier : «Il est rassurant de se dire que nous sommes peut-être plus qu’un journal pour les lecteurs. Mais il existe des limites logiques : ne pas impacter le coeur de métier qu’est l’information, ne pas abimer la marque ni l’entreprise avec des diversifications qui risquent d’en perturber l’image.»

Une offre transmédias généralisée paraît donc toujours la plus plausible aujourd’hui. Mais avant que toutes les publications print aient leur radio ou leur télévision, comme Science & vie depuis un an, il reste la bonne vieille méthode du partenariat entre média. Libération fait partie de ces journaux très actifs dans ce domaine. «Cela permet de donner une visibilité encore plus grande au journal, explique Laurent Joffrin, son directeur de la rédaction. Dans cette optique, les journalistes participent à toute sorte d’émissions, de débats. Mais ce n’est pas uniquement de la promotion, nous sommes des animateurs du débat public, c’est aussi notre rôle

Florian GAUTIER et Théo SORROCHE