De plus en plus de journalistes prolongent leurs investigations dans des livres. Une manière, parfois, de dépasser la frustration du format court.

« On écrit sur des sujets qui nous passionnent », assure Matthieu Aron, auteur du Piège américain et journaliste à L’Obs. Écrire un ouvrage offre une plus grande liberté dans le choix des sujets, moins présente au sein d’une rédaction dépendante de l’actualité. Romain Capdepon, avec son ouvrage Les Minots (éd. JC Lattès), a décidé de parler des jeunes guetteurs qui participent aux trafics de drogues : « Dans mon travail de tous les jours, à La Provence, c’est l’angle qui m’intéresse le plus. Malheureusement, je le traite très peu dans mes articles, souvent par manque de temps. Je reste plutôt sur le trafic en général. » 

Travail au long cours

Le journaliste possède bien souvent un antécédent avec le sujet, parfois la frustration de ne pas être allé au bout des choses par manque de temps. « J’interviewais des interprètes afghans et mes articles se terminaient en disant que le ministère des Affaires étrangères n’avait pas souhaité me répondre », raconte Quentin Müller, auteur de plusieurs articles sur les interprètes afghans abandonnés par la France, avant de cosigner un livre sur le sujet (Tarjuman. Une trahison française, éd. Bayard). Sa rencontre avec Brice Andlaeur aura été décisive, les deux ont pu croiser leurs sources et les informations qu’ils avaient amassées chacun de leur côté. Ces deux ans d’enquête leurs auront permis d’obtenir les réponses qu’ils cherchaient. 

Matthieu Aron a entendu le coach de rugby de son fils parler d’un haut dirigeant d’Alstom emprisonné aux Etats-Unis. Cette histoire a éveillé sa curiosité. « J’ai enquêté pendant plus de quatre ans sur cette affaire. Je savais que ça allait être très long, raconte celui qui a écrit Le Piège américain. Alors que je faisais aussi des sujets pour France Inter ou L’Obs. »

Les pages d’un livre offrent plus d’espace qu’un article de presse pour approfondir un sujet. L’exercice demande néanmoins beaucoup de temps et se fait parfois en parallèle d’un travail en rédaction. C’est ce qu’a vécu Isabelle Roberts, co-autrice avec Raphaël Garrigos de La Bonne Soupe (éd. Les Arènes) sur le 13-heures de Jean-Pierre Pernault, en même temps qu’elle travaillait à Libération. « Il fallait regarder tous les JT, chaque soir pendant trois ans, nous avons vraiment souffert [rires]. On devait aussi trouver des moments pour écrire, le week-end ou après le boulot. » Les jours de repos et de RTT, deviennent alors des jours consacrés au livre.

 

 

Et l’investissement financier peut aussi être important. « On a pris beaucoup de plaisir mais pour l’instant, ça a été un gouffre financier », confie Brice Andlauer, coauteur de Tarjuman. Une trahison française, publié le 6 février dernier. Les journalistes-auteurs ne sont pas tous logés à la même enseigne par les éditeurs : certains touchent une avance, plus ou moins élevée, généralement en fonction de leur notoriété.

Mais les bénéfices tirés d’une telle expérience peuvent être nombreux : elle permet par exemple de développer ses contacts et d’affûter son regard sur un sujet au point d’en devenir expert. « Avec mon enquête, j’ai pu mieux comprendre les guetteurs que je serai peut-être amené à recroiser dans mon travail », explique Romain Capdepon, également chef de la rubrique police-justice de La Provence.

La rédaction d’un livre et le travail au sein d’un média peuvent très bien s’allier, comme le fait Les Jours. Le site raconte des faits d’actualité, leurs « obsessions », qu’ils divisent en épisodes. Certaines sont parfois publiées sur papier. « On trouvait cohérent que l’enquête sur Bolloré se retrouve chez un libraire », confirme Isabelle Roberts, coautrice de L’Empire : Comment Vincent Bolloré a mangé Canal+. Ici, l’éditeur est arrivé après la rédaction mais dans d’autres cas de figure, il peut aussi être présent pendant la rédaction du livre. Il lui arrive alors de donner des indications quant à l’écriture.

un lectorat différent

Dans le cas de Romain Capdepon : « Les éditions JC Lattès ne voulaient pas d’un texte trop journalistique, plutôt d’un texte qui ressemblait à un roman inspiré de faits réels, précise-t-il. Je travaille depuis treize ans dans la presse quotidienne régionale donc j’ai dû adapter mon écriture. » Brice Andlauer, lui, nous confie qu’il n’a eu que peu de modifications de fond à faire sur son manuscrit. « L’éditeur nous a laissé plus de marge de manœuvre qu’un rédacteur en chef. »

Les livres, aussi, s’adressent à un lectorat différent des médias. « Aux Jours, on est lu surtout par des jeunes. Avec les livres, on touche un public plus large et plus âgé, attaché au papier en tant que support », affirme Isabelle Roberts.

Les livres du média dont elle est cofondatrice se vendent très bien. Environ 80 000 exemplaires pour les quatre ouvrages publiés avec les éditions du Seuil, dont Les Revenants de David Thompson ou Le 36. Histoires de poulets, d’indics et de tueurs en série, de Patricia Tourancheau. Romain Capdepon est formel, l’écriture de son enquête a servi à sa rédaction. « Dès qu’on parle du livre, on dit qu’il a été écrit par un journaliste de La Provence. » Malgré la fatigue accumulée lors de ses d’investigations, le travail d’une année a porté ses fruits. « J’espère que mon livre permettra à certains d’avoir un regard plus humain quand un jeune se fait tuer dans les quartiers Nord », conclue-t-il. Car c’est le but d’un livre d’investigation, aller au fond des choses et, pourquoi pas, faire évoluer les mentalités.

Victor FIEVRE