Journalistes, des romanciers pas comme les autres. Photo : Malvina Raud.

Ils sont nombreux au sein de la profession à s’être laissés tenter par l’écriture de fictions. Une tendance qui vient rappeler le lien historique entre la littérature et le journalisme. 

 

« Des journalistes écrivains, on en trouve partout ! », Olivier Truc, collaborateur du Monde en Suède et auteur de nombreux polars, sait de quoi il parle. Dans ce pays, l’un des exemples les plus emblématiques est sans doute Stieg Larsson. Sa trilogie de polars Millénium, vendue à plus de 80 millions d’exemplaires et traduite dans 50 langues, l’a rendu célèbre pour ses talents d’écrivain.  L’auteur suédois, décédé juste avant la publication du premier tome, était également un journaliste politique réputé,  l’un des plus grands spécialistes de l’extrême droite dans son pays. Un travail qui l’a inspiré pour écrire Millénium.

Historique

Ce phénomène ne concerne pas seulement la Suède. En France, les journalistes se lancent aussi et depuis longtemps dans l’écriture de romans, perpétuant ainsi une tradition historique. « Peut-être me sentais-je frustrée des formes courtes imposées par le journalisme », s’interroge Nelly Kapriélian, journaliste littéraire pour Les Inrockuptibles. J’avais peut-être besoin de m’exprimer plus personnellement, sur mes obsessions : le vêtement, l’identité, l’origine sociale, le glamour… »
Pour Vincent Duluc, journaliste sportif à L’Équipe, cette expérience littéraire revêt une dimension salvatrice. « Quand on écrit un roman, il n’y a pas de contrainte de longueur. Je peux faire des phrases longues, des digressions. J’y ai trouvé une liberté absolue. » Le plaisir de pouvoir s’exprimer autrement : c’est aussi cela qui les a séduits. Pour Vincent Duluc, l’acte d’écriture est ponctué de moments d’ivresse : « Quand j’écris facilement, je suis dans un état de béatitude. Ce sentiment est fort et très agréable. Mais fugace. Le doute revient vite. » Chez d’autres, comme Benjamin Chabert, écrire de la fiction relève « moins d’une envie que d’un besoin viscéral »Ce pigiste pour l’Opinion.fr et Capital.fr a écrit son premier roman à l’âge de seize ans : « L’écriture du roman ne se décrète pas, c’est le fruit d’une houle intérieure que rien ne peut retenir, une houle qu’on caresse, qu’on discipline, qu’on sculpte pour lui donner les contours d’une histoire. »

Dans les pas de glorieux aînés

Ces journalistes suivent les pas de leurs aînés, eux aussi profondément marqués par la littérature. Albert Londres, Joseph Kessel, Ernest Hemingway, Georges Simenon… Les figures d’écrivains-journalistes émaillent les XIXe et XXe siècles. Dans son livre L’invention du journalisme, Thomas Ferenczi explique qu’à la fin du XIXe siècle, le journalisme « se trouve au carrefour de la littérature et de la politique ». Les journalistes n’étaient pas des professionnels mais des gens ayant le « goût des mots et des idées ».
Dans les années 1920, tout change avec l’apparition des grands reportages. Les journalistes développent des récits au long cours, inspirés de l’écriture romanesque. Certains, à l’image d’Albert Londres, publient même leurs reportages sous formes de livres. Dans les années 1970, le nouveau journalisme, plus proche de la littérature, ouvre une nouvelle ère : « Les verrous ont sauté pour toute une génération de journalistes, souligne Gilles Bastin, professeur de sociologie à Sciences-Po Grenoble. Ils se sont permis de raconter le réel autrement, par les romans notamment. » Cinquante ans plus tard, les choses n’ont pas tellement changé : « Dans ce milieu, on retrouve souvent l’idée que l’écriture est un talent et que l’on peut faire d’autres choses à côté », poursuit Gilles Bastin.
Dans le théâtre du journalisme et de la littérature, ce sont les éditeurs qui tirent les ficelles. Aujourd’hui, ils sont perpétuellement à la recherche de nouveaux manuscrits à publier. Or, il faut écrire vite, toujours plus vite. Alors les maisons d’édition se tournent vers les journalistes, habitués à ces cadences. « Être journaliste, ce n’est pas une garantie d’être Marcel Proust, plaisante Gilles Bastin. Mais il y a un réflexe d’écriture rapide. Et ça, ça plaît aux éditeurs. »

Le terrain comme source d’inspiration

Les sujets, riches en découvertes et en rencontres, facilitent eux aussi le passage à l’écriture. Parfois romanesques, ils sont une source d’inspiration. Thomas Bronnec, journaliste à Ouest-France, raconte avoir écrit Les Initiés (Gallimard, 2015) après avoir publié une enquête sur les dessous de Bercy. Une continuité logique pour cet auteur de polars : « À la base, il y a cette enquête qui m’a fourni un matériau brut très riche. J’ai voulu raconter ces luttes d’influence, en m’inspirant des personnages que j’ai rencontrés, des lieux que j’ai fréquentés, des atmosphères. »
Nelly Kapriélian a trouvé l’inspiration en tombant sur les vêtements de Greta Garbo, lors de la mise aux enchères de sa garde-robe. De cette expérience est né un livre. Ce qui devait d’abord être un essai, s’est transformé peu à peu : « Le Manteau de Greta Garbo est structuré en fragments. Certains sont des récits, d’autres des petits essais critiques, il y en a qui relèvent d’une écriture autobiographique et d’autres de la fiction. Devant ce mélange des genres, et puisque la fiction et le romanesque s’y mêlaient, j’ai décidé d’appeler ça un roman ».

Bousculer les codes de la littérature, c’est aussi ce que fait Vincent Duluc avec Kornelia, son dernier roman. Il y raconte le destin olympique d’une nageuse est-allemande. Ce roman s’inscrit aussi à la croisée des genres : « Ce n’est pas une fiction car je n’invente rien. C’est plutôt un récit qui tend vers le roman. L’histoire s’est construite en mettant bout à bout des éléments réels. Je raconte ce qu’il s’est passé pendant mon adolescence et pour cette championne olympique. » Dans ces romans de journalistes, les faits ont une place particulière. « Quand on écrit un article, on s’interdit toute imagination, raconte Olivier Truc. Mais dans un roman, on peut tordre le cou à la réalité. La difficulté c’est de prendre une distance avec le respect des faits. »
Alors, plutôt journaliste ou plutôt écrivain ? « J’aime l’adrénaline, les papiers à écrire le soir, en très peu de temps. J’aime ma vie de journaliste à L’Équipe », explique Vincent Duluc. Comme lui, Nelly Kapriélian voit dans le journalisme un premier amour qu’elle ne quitterait pour rien au monde. « Je ne me suis jamais vue comme écrivain, mais avant tout comme lectrice. J’adore penser la construction des livres. Écrire sur eux est un formidable exercice de réflexion, ça me passionne. »

Double identité

Les journalistes-romanciers ne portent pas tous le même regard sur leur double identité. Pour Thomas Bronnec, aucun problème, il se sent « autant journaliste qu’écrivain ». Mais, entre le journalisme et l’écriture de fictions, un choix s’impose parfois. Or, il n’est pas toujours facile de prendre une décision. Olivier Truc se voit toujours comme journaliste, même s’il a abandonné son poste de correspondant au Monde à Stockholm pour se consacrer à l’écriture de romans. Il assiste la nouvelle correspondante sur certains sujets et la remplace pendant ses vacances. « En termes de temps passé et de revenus, je suis plus écrivain. Mais dans ma tête, je suis les deux », confie-t-il.

Tristane Banon, journaliste et chroniqueuse, se voit avant tout comme une écrivaine. Le journalisme était nécessaire pour lui permettre de gagner sa vie : « Les romanciers sont rarement des gens riches. L’écriture de livres est une activité peu lucrative, sauf à être auteur de gros best-sellers. »
Les journalistes célèbres pour leurs romans sont minoritaires mais ils existent. S’ils sont connus dans la profession pour leurs articles, pour le grand public, ils sont d’abord des romanciers. « Aujourd’hui, les gens se rappellent de Stieg Larsson comme d’un écrivain, conclut Olivier Truc. Mais pour lui, c’était anecdotique, il était entièrement dédié au journalisme. »

Tiffany Fillon et Anastasia Marcellin

Leurs dernières publications

Tristane Banon : Journaliste et chroniqueuse. Son dernier roman Prendre un papa par la main est paru aux éditions Robert Laffont en 2018.
Thomas Bronnec : Chef du desk numérique à Ouest-France. En pays conquis (Gallimard, 2017) est son dernier roman.
Benjamin Chabert : Pigiste pour l’Opinion.fr et Capital.fr. Son roman La Grande mascarade est présenté au concours Kobo by Fnac 2018.
Vincent Duluc : Journaliste de sport à L’Equipe. Kornelia, son dernier roman, est paru en 2018 chez Stock.
Nelly Kapriélian : Journaliste littéraire aux Inrockuptibles. Veronica est son dernier roman (Grasset, 2016)
Olivier Truc : Collaborateur du Monde à Stockholm. Son dernier roman La Montagne rouge est paru aux éditions Métaailié en 2016.