Au fil de sa carrière, Dorra Bouzid a créé neuf organes de presse et écrit pour plus de trente titres à travers le monde. Photo : Clara Gaillot

Dans l’histoire de la presse tunisienne, Dorra Bouzid occupe une place de choix. Première femme journaliste, elle a dédié sa vie à défendre la liberté féminine du pays. Un combat qui a fait d’elle un symbole de l’émancipation.

“Si je tenais cette Leïla, je lui tordrais le cou.” Des remarques comme celles-ci, Dorra Bouzid en a souvent entendues. Protégée par un pseudonyme, elle se faisait la voix des femmes tunisiennes avec sa chronique “Leïla vous parle” dans les colonnes du journal L’Action. Avec cet espace de protestation, la jeune journaliste écrivait des billets d’humeur, incendiaires pour certains, libérateurs pour d’autres. Sans craindre la polémique, elle réclamait l’émancipation de la femme. Véritable avant-gardiste, elle ne s’est pas seulement contentée d’être la première femme journaliste, elle était également une activiste de premier rang. “Dans les années 1950, ce mot n’existait pas encore, et pourtant, j’avais déjà un besoin viscéral de défendre tous les droits”, raconte-t-elle.

Chevelure rousse, noir sur les paupières et rose sur les lèvres, Dorra Bouzid, aujourd’hui âgée de 85 ans, n’a rien perdu de sa coquetterie. Son visage, qui semble défier le temps, orne les murs de son appartement, décorés de photos souvenirs et d’oeuvres d’art. Les nombreux tableaux témoignent de sa passion impérissable pour la culture. Une sensibilité transmise par ses parents, des “syndicalistes enragés”, qu’elle décrit comme des “humanistes ouverts sur le monde”.Je n’aurais jamais cru devenir journaliste. Je voulais devenir peintre ou danseuse étoile”, admet-elle, le sourire aux lèvres. Des métiers jugés trop précaires par sa famille, qui l’incite à entreprendre une voie plus classique. Pour satisfaire les siens, elle quitte le pays, direction Paris, afin d’entreprendre des études de pharmacie. Maître d’elle-même, la jeune femme y découvre une richesse artistique et une liberté sans pareille.

Une vie entre parenthèses

Sa persévérance et son engagement séduisent Ben Yahmed, rédacteur en chef de l’hebdomadaire L’Action, qui deviendra plus tard Jeune Afrique. Il lui propose donc d’écrire pour la rubrique Leïla vous parle”. Animée par son engagement, elle lance Fayza, le premier magazine féminin tunisien. Dans ses pages, on parle de mode, de culture et de sujets sociétaux. En parallèle de sa carrière de journaliste, elle ouvre sa pharmacie et devient la première femme à tenir une officine dans le pays. Dorra Bouzid marque une nouvelle fois les esprits.

Partout dans son appartement, des dizaines de photographies retracent sa vie. Photo : Clara Gaillot

Cette double activité laisse peu de place à sa vie personnelle, comme l’a souvent regretté sa fille unique, Raja Ben Ayed : “Je lui en ai sûrement un peu voulu. C’était un stress permanent et la voir disparaître me rendait malade.” Reconnaissante des valeurs inculquées par sa mère, Raja Ben Ayed a pourtant choisi un tout autre chemin : celui de l’enseignement. Professeure d’anglais et interprète, elle partage son temps entre Rome et Tunis, pour rendre visite à sa mère dont elle continue d’admirer la persévérance. “Il a toujours été normal pour moi qu’une femme soit libre, reconnaît-t-elle. Dans ma famille, aucune ne dépendait de leur mari. C’était une éducation loin des moeurs arabes traditionnelles.

“Plus qu’avant-gardiste, Bourguiba était dangereux”

Dans la vie comme dans son magazine, Dorra Bouzid mettait les femmes à l’honneur. Un point commun qu’elle partageait avec le président de la République tunisienne de l’époque, Habib Bourguiba. “Merci Monsieur le président”, écrivait-elle en une de L’Action pour saluer son engagement envers l’égalité des sexes. “Notre relation allait au-delà de l’amitié, se remémore-t-elle. On s’admirait et se respectait mutuellement.” Cette proximité n’était pas toujours bien vue : être une femme, qui plus est journaliste, n’arrangeait rien. Défendre le droit des femmes provoquait la colère des adversaires d’Habib Bourguiba. “Plus qu’avant-gardiste, il était dangereux”, avoue-t-elle.

De ces années de lutte féministe, Dorra Bouzid n’a pas perdu sa tenacité. A l’instar de ses modèles, comme Jane Fonda, qu’elle cite comme sa source d’inspiration, elle poursuit son combat au nom de ses convictions. Des décennies plus tard, des citoyennes tunisiennes continuent de la remercier pour son travail, indispensable à la cause féminine. Inspirée par le courage de sa mère, elle est de ces femmes pour qui l’abandon n’a jamais été une option.

Thomas Desroches et Clara Gaillot